Un épaisse couche de misère recouvre le monde, et se pose aussi sur ses habitants, s’insinuant dans toutes les strates de la vie. Il est difficile d’y échapper, y compris pour ceux qui fréquentent les milieux subversifs ou, de manière plus large, « de lutte ».
Ce qui est arrivé à Rome le 15 octobre dernier a réchauffé le coeur de beaucoup, celui de tous ceux qui voient avec joie la réouverture d’un conflit social qui pourrait se répandre, bien qu’il semble que ces mêmes coeurs ne soient pas attristés en voyant circuler quelques conseils « utiles » adressés à ceux qui ont pris part aux émeutes. Ces conseils visaient à éviter d’être pris dans les filets de la chasse répressive qui s’est déchaînée juste après les émeutes, appuyée comme d’habitude par la meute médiatique et la délation médiactiviste [des blogs de dénonciation citoyenne des émeutiers, Ndt] – ce symbole d’une époque plus portée à la représentation qu’à des contenus.
Parmi ces conseils intelligents, deux se détachaient du lot par leur finesse : celui qui invitait à faire profil bas pendant quelque temps, et un autre qui incitait à débarrasser son domicile des textes radicaux. Personnellement, je ne sais pas s’il s’agit de conseils utiles pour échapper à l’appareil répressif, mais je les trouve misérables, quand on pense qu’ils circulent dans un milieu qui prétend vouloir faire table rase de ce monde [ils ont été notamment publiés à Rome puis le 18 octobre sur informa-azione, sous le titre « Ne pas paniquer, ne pas parler », en s’inspirant certainement d’un tract distribué après les émeutes de Londres, NdT].
Je me demande comment il est possible de conseiller de retirer des livres et des revues de son propre domicile sans que cela ne comporte une forme de reniement de soi-même, de ses idées, de ses rêves, de ses aspirations et désirs les plus profonds. Comment il est possible de conseiller de cacher une de nos armes, celle qui plus que toute autre nous permet d’approfondir les problèmes que nous devons affronter pour en arriver à couteaux tirés avec ce monde, et à travers laquelle nous pouvons chercher des parcours théoriques et pratiques afin de nous frayer un chemin vers une libération totale. Je me demande avec quelle légèreté on peut demander à quelqu’un de cacher envers soi-même sa propre pensée, sans pour autant le faire aux yeux des oppresseurs, ni éprouver de honte en le faisant.
Et puis même, pourquoi faire profil bas, et ne pas revendiquer à voix haute, publiquement, la validité de certaines pratiques ? Pourquoi ne pas revendiquer la sacro-sainte justesse d’attaquer et d’incendier une banque ou le bâtiment d’un quelconque ministère [objectifs ciblés à Rome le 15 octobre, Ndt], expliquant les mille et unes raisons qu’il y aurait à le faire, à une époque où beaucoup ne réussissent même plus à identifier les banques -les institutions les plus haïes par tous dans l’absolu- comme un ennemi ? Pourquoi ne pas défendre le choix d’attaquer le monde de la marchandise ou d’attaquer les sbires prêts à les défendre ? Si on va dans la rue et sur les places pour attaquer la domination, disséminée sous mille facettes, il faudrait aussi retourner dans la rue et sur les places pour défendre certaines pratiques et modalités, les revendiquer comme un héritage des mouvements subversifs de toutes les époques et de partout. Si je fais l’apologie de l’émeute, je ne peux pas accepter ensuite d’occulter une partie de moi-même ; je dois revendiquer avec courage mes idées et mes pratiques pour arriver à rencontrer les gens, sans devoir me faire passer pour un innocent.
En ne faisant pas tout cela, il me semble qu’on fait le jeu du Pouvoir. Un Pouvoir qui veut toujours plus nous enfermer dans un coin, nous empêcher d’agir, de nous réunir, de parler et, enfin, même de penser. Se débarrasser des textes radicaux, même momentanément, signifie pour moi reculer, et rendre service à ceux qui voudraient extirper mon sens critique, élargissant encore ce processus de lobotomisation sociale qui est déjà dans une phase plutôt avancée. Se débarrasser des livres de critique sociale signifie intégrer la pensée répressive du Pouvoir, selon lequel il suffit de trouver un certain type de textes au domicile de quelques compagnons, pour prouver une « association subversive » [« à finalité terroriste », en France, Ndt].
Le pas suivant pourrait être la venue, comme dans un fameux livre, d’équipes de pompiers qui se dédient à incendier ces mêmes livres. Resterons-nous là en les regardant, ou dirigerons-nous ces flammes ailleurs ?
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Librement traduit de Finimondo par Les Brèves du désordre.