Le 25 mai à Chambéry : un procès parmi bien d’autres

C’est l’histoire banale d’un accident qui mériterait pas vraiment qu’on s’y arrête, si l’Etat n’était pas venu y fourrer son gros nez. Si les polices européennes n’avaient pas fait de l’ultra-gauche l’une des nouvelles menaces terroristes prioritaires. Une histoire tragique qui aurait pu rester entre nous, avec des regrets. Une expérience qui tourne vinaigre.

Dans la nuit du 30 avril au premier mai 2009, à Cognin, près de Chambéry, soufflé-e-s par l’explosion d’un engin explosif artisanal, Zoé mourait, presque sur le coup, tandis que Mike, grièvement blessé, parvenait à sortir de l’usine abandonnée dans laquelle ils se trouvaient.

La police et les secours débar­quent vite sur les lieux, aler­tés par le voi­si­nage. Mike et le corps de Zoé sont iden­ti­fiés. Manifestement, l’addi­tion des dos­siers de nos deux cama­ra­des et de leur impli­ca­tion dans un acci­dent de ce type fait sonner quel­ques sirè­nes d’alerte à Paris, à la Direction Centrale du Renseignement Intérieur (DCRI), qui héberge la Sous-Division Anti-Terroriste. Dès le len­de­main arri­vent donc à Chambéry les fonc­tion­nai­res char­gés par l’État de lutter contre les mena­ces à son encontre. Quelques jours plus tard, trois per­qui­si­tions sont exé­cu­tées dans trois mai­sons squat­tées. Celle où vivait Zoé, un lieu d’habi­ta­tion pour quatre per­son­nes devant lequel res­tait en géné­ral garé le camion de Mike, ainsi que Les Pilos, lieu d’habi­ta­tion et d’acti­vi­tés proche du centre-ville.

Mike est déjà placé en déten­tion pré­ven­tive au régime grand blessé à l’UHSI (Unité Hospitalière Sécuritaire Inter-régio­nale) de Lyon. Il y res­tera deux mois. Puis Raphaël, Joris, William, et N1N1 seront suc­ces­si­ve­ment inter­pel­lés, dans des condi­tions variées. Tous, à l’excep­tion de William, pas­se­ront un moment en tôle. Respectivement un mois et demi, deux semai­nes, et trois mois. Tous seront ensuite placés sous contrôle judi­ciaire, sous un régime plus ou moins strict (assi­gna­tions à rési­dence chez les parents, inter­dic­tion de se ren­contrer, de sortir de tel et tel dépar­te­ment ou de France, obli­ga­tion de poin­ter chez les flics du coin toutes les semai­nes…).

En 2011, les gros malins du par­quet anti­ter­ro­riste de Paris se décla­rent incom­pé­tents, tout penauds de n’avoir pu trou­ver la preuve acca­blante qu’un atten­tat se pré­pa­rait dans les cui­si­nes des squats locaux. La fin de l’ins­truc­tion est alors confiée au tri­bu­nal de Grande Instance de Chambéry, qui accepte la levée de tous les contrô­les judi­ciai­res, sauf celui de Mike.

Enfin, une convo­ca­tion tombe pour le 25 mai, toute la jour­née, devant un tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Chambéry.

C’est là qu’on vou­drait invi­ter celles/ceux qui le vou­dront à faire le dépla­ce­ment, soit pour assis­ter aux audien­ces, soit pour pren­dre le temps de mar­quer un sou­tien devant le Tribunal. Il y aura des tables d’infos, une soupe végé­ta­lienne, des occa­sions d’échanger, de se ren­contrer, de faire du bruit sur une place lisse et raide comme la Justice.

La cour devra sta­tuer sur la res­pon­sa­bi­lité de Raphaël, William et Joris, accu­sés de « des­truc­tion ou sous­trac­tion des docu­ments ou objets de nature à faci­li­ter la décou­verte d’un crime en vue de faire obs­ta­cle à la mani­fes­ta­tion de la vérité, la recher­che de preu­ves ou la condam­na­tion des cou­pa­bles », tandis que Mike devra répon­dre des faits de « fabri­ca­tion d’engin explo­sif et d’élément ou sub­stance des­ti­nés à entrer dans la com­po­si­tion du pro­duit explo­sif, la déten­tion de pro­duit explo­sif ainsi que la déten­tion de sub­stance ou pro­duit explo­sif ou d’éléments des­ti­nés à com­po­ser un engin explo­sif ».

Tout ça c’est très fac­tuel, mais il n’est sans doute pas inu­tile de rap­pe­ler le contexte. Ce petit rappel en intro­duc­tion n’a pas pour but de dres­ser un tableau can­dide de l’inno­cence éventuelle de nos cama­ra­des pré­ve­nus dans cette affaire, il s’agit d’un appel à venir sou­te­nir des amis, des pro­ches, des com­pa­gnons qui, déjà frap­pés par la tra­gé­die de la mort d’une amie proche, se sont vu pen­dant quel­ques années deve­nir les objets de la machine poli­cière et judi­ciaire à briser les liens et les soli­da­ri­tés. À partir d’un fait divers, il aura suffi de quel­ques connexions entre des fichiers pour qu’une armada de flics et de juges vien­nent déci­der, pour des mois, voire des années, de la suite d’exis­ten­ces, qui devaient se voir nive­lées et nor­ma­li­sées pour faire leurs preu­ves et prou­ver l’inten­tion des pré­ve­nus de se pré­sen­ter devant le tri­bu­nal qui juge­rait de leurs fautes. Parce que « sus­pec­tes » par la façon dont elles sont menées (vie col­lec­tive en squat, absence de tra­vail sala­rié pour cer­tains, par­ti­ci­pa­tion à des luttes socia­les ou à des ras­sem­ble­ment sur­veillés, lec­tu­res sub­ver­si­ves, liens sup­po­sés ou réels avec des per­son­nes concer­nées par d’autres affai­res…).

Nous vou­drions lais­ser le soin à la Cour de sta­tuer, de notre côté nous consi­dé­rons que le fond de l’affaire n’importe pas tant que ça. Que la culpa­bi­lité ou l’inno­cence éventuelle des inculpés ne nous inté­res­sent pas. Qu’il y a der­rière cette pro­cé­dure un exem­ple sup­plé­men­taire de la manière dont l’État s’appuie sur ses juri­dic­tions d’excep­tion pour servir des inté­rêts tout à fait pro­saï­ques. Derrière les procès en ter­ro­risme inten­tés à l’encontre des mou­van­ces « ultra-gauche  », « anar­cho-auto­nome  » (ou tout autre nom qu’on voudra bien donner à l’ensem­ble dis­pa­rate d’idées et de pra­ti­ques anti-auto­ri­tai­res dans lequel nous nous reconnais­sons d’une manière ou d’une autre), il y a ce spec­tre qui hante l’Europe, le fan­tôme de révol­tes popu­lai­res échappant au contrôle de la classe domi­nante. Cette inquié­tude de nos gou­ver­nants s’avère bien sûr par­ti­cu­liè­re­ment aigüe en ces pério­des de crise qui se rejoue en miroir, dans le temps infini et sans his­toire qu’ont su impo­ser les démo­cra­ties occi­den­ta­les. Plus rien ne doit jamais arri­ver.

Les exem­ples de répres­sion à l’encontre de mou­ve­ments de lutte ou de grou­pes d’indi­vi­dus liés au sein de ces mou­ve­ments se mul­ti­plient. On pense à Tarnac, bien sûr, mais aussi à l’affaire dite de la « dépan­neuse », jugée ces jours-ci à Paris (à ce sujet, beau­coup d’infos dis­po­ni­bles dans Mauvaises Intentions n°3, à lire impé­ra­ti­ve­ment, ici par exem­ple : http://info­kios­ques.net/spip.php ?article945), à l’affaire de Labège près de Toulouse (un blog de sou­tien exhaus­tif par ici : http://pour­la­li­berte.noblogs.org/), aux vagues d’arres­ta­tions qui s’abat­tent régu­liè­re­ment sur des cama­ra­des ita­liens, au mou­ve­ment NO TAV (contre le TGV Lyon-Turin) qui com­mence à inté­res­ser sérieu­se­ment les flics de toute l’Europe (http://rebel­lyon.info/No-Tav-No-Border-et-anar­chis­tes-au.html), et la liste est encore bien longue.

L’appli­ca­tion des dis­po­si­tifs d’excep­tion nous semble guidée par un triple objec­tif : la ter­reur (il faut ter­ro­ri­ser les ter­ro­ris­tes poten­tiels, leur faire peur, leur mon­trer ce qu’ils ont à perdre) ; la démons­tra­tion de force (on s’occupe des fau­teurs de trou­ble et de ceux qui ont le culot d’envi­sa­ger avec sérieux des pers­pec­ti­ves poli­ti­ques radi­ca­le­ment anta­go­nis­tes) ; enfin, le ren­sei­gne­ment : c’est pra­ti­que ces très lon­gues gardes à vue sans avocat pen­dant les pre­miè­res 72 heures, c’est bien utile de pou­voir retour­ner le domi­cile des gens au pre­mier soup­çon de « menace ». On met à jour les peti­tes fiches, on car­to­gra­phie des réseaux, des ami­tiés, des rela­tions. On range ça sous une belle étiquette, et c’est plié.

Comme le disent très bien les CAFards de Montreuil (col­lec­tif de chô­meurs et pré­cai­res, texte L’Enfer des Bonnes Intentions, trouvé sur Indymedia Paris) :

« La Justice fait son tra­vail. Isoler, cons­ti­tuer des grou­pes pour les rendre res­pon­sa­bles de pra­ti­ques lar­ge­ment par­ta­gées (grèves et mani­fes­ta­tions sau­va­ges, sabo­ta­ges…), et ainsi redé­fi­nir la fron­tière entre dia­lo­gue social accep­ta­ble et pra­ti­ques de luttes à répri­mer ; enfer­mer quel­ques-uns pour faire peur à tous. Mais aussi, ici par l’invo­ca­tion de l’ima­gi­naire san­glant du « ter­ro­risme », dépo­li­ti­ser toute cri­ti­que radi­cale, en la met­tant sur le ter­rain moral du Bien et du Mal. Car puis­que des mau­vai­ses inten­tions suf­fi­sent à défi­nir « l’asso­cia­tion de mal­fai­teurs en rela­tion avec une entre­prise ter­ro­riste », le « ter­ro­riste  » n’est au fond qu’un mau­vais citoyen qui veut cra­cher dans la soupe, et mérite ainsi le régime car­cé­ral.

Des drames comme la tuerie de Toulouse – contre les­quels l’aug­men­ta­tion des pou­voirs de police ne peut pas grand chose – sont pain béni pour jus­ti­fier les pro­cé­du­res anti­ter­ro­ris­tes, et plus géné­ra­le­ment pour ren­for­cer tous les dis­po­si­tifs de gou­ver­ne­ment par la peur. En créant des épouvantails (isla­mis­tes, anar­cho-auto­no­mes…), de telles pro­cé­du­res per­met­tent aussi de fabri­quer, en creux, une nou­velle défi­ni­tion de la bonne citoyen­neté, où chacun est enjoint non seu­le­ment de res­pec­ter la loi, mais aussi de faire preuve de bonne volonté, de se mobi­li­ser acti­ve­ment pour la per­pé­tua­tion de l’ordre social, c’est-à-dire pour l’économie, le capi­ta­lisme triom­phant.

[…]

Il nous faut cons­truire les moyens col­lec­tifs de s’atta­quer à ces dis­po­si­tifs qui cher­chent, au tré­fonds de nous, dans un bina­risme absurde, soit à nous faire plai­der cou­pa­ble, en faute et en dette face à cette société, prêts à subir le châ­ti­ment, soit à nous épuiser à donner des preu­ves de notre inno­cence et de notre bonne volonté. »

Nous par­lons contre l’Etat, sa jus­tice, son économie, la République fran­çaise, sa pré­ten­tion stu­pide à nous gou­ver­ner, et à nous figer dans ces iden­ti­tés tièdes et trans­pa­ren­tes de citoyens sans his­toire ni culture popu­laire. Nous disons que pen­dant la crise les tra­vaux doi­vent conti­nuer de plus belle, que le capi­ta­lisme ne s’effon­drera pas tout seul, et que nous conti­nue­rons de cher­cher à lui nuire, par les moyens que nous juge­rons oppor­tuns, avec celles et ceux qui sont ou seront nos com­pli­ces.

Ne nous lais­sons pas enfer­mer dehors.

Pour plus d’infos sur le ras­sem­ble­ment du 25 mai à Chambéry,
écrire à sou­tien25­mai@riseup.net

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[Publié sur Rebellyon.info le 20mai 2012]

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