J’ai fait le choix d’y aller sans baveux. Juge, proc, m’ont coupé la parole plusieurs fois au moment où j’utilisais l’espace de la plaidoirie pour lire le texte qui est plus loin. Quel toupet de venir seule, de ne pas dialoguer avec le juge ! J’ai tenu bon, et après les quatre premières minutes de lecture, ils ont cessé de m’interrompre.
Pour avoir une idée du contexte général, le procès a eu lieu à Dijon, petite ville pacifiée. Le texte écrit en solidarité (« Cris d’oiseaux à la gare… ») a été collé à quelques dizaines d’exemplaires avant le procès. Le choix n’était pas de faire nombre au tribunal, mais que des individus intéressés par une tentative de défense « pas crapuleuse » sur ces chefs d’inculpations puissent être présents. Il y a souvent mieux à faire que de passer du temps dans ces endroits horribles. Bref on était quatre, plus un type inculpé dans une autre affaire et ses potes qui attendaient son délibéré avant de partir. Soit dit en passant, cette personne a trouvé une jolie manière pour expliquer comment ses deux empreintes pouvaient se trouver sur un paquet de shit déposé sous une palette dans une cave, où trois flics l’ont emmené pour faire une perquisition. Il a tout simplement dit qu’il était curieux de voir ce qu’il y avait sous la palette et qu’il avait pris un des objets posé dessous, avant que les keufs autour captent ce qu’il faisait.
J’étais la dernière et la seule fille de l’après-midi à être entendue en tant qu’inculpée. Il ne restait que « la cour », les différents protagonistes cités précédemment et un type des Renseignements généraux (en fait le troisième de son espèce, vu qu’ils se sont relayés pendant les 8 heures qu’on a passé au tribunal). Le bougre a sursauté comme un ouf quand il a été question de lui pendant la lecture du texte. C’était drôle. Juste après, le greffier a fait une sortie outragée et très théâtrale… J’ai pris trois mois de sursis et une amende que je ne payerai pas. Étant en état de récidive légale concernant le refus d’empreinte, c’est ce que je pensais prendre. Avec ou sans avocat.
C’est la première fois que je sors d’un tribunal en ayant eu prise, du début à la fin, sur ce qui allait être dit (ou pas) pour ma défense. Sans entendre un avocat lâcher une merde droit-de-l’hommiste ou pire. C’est pas rien.
Liberté pour tous et toutes !
Feu à toutes les prisons !
Acte I. Questions du juge et plaidoirie de la procureur.
Le juge fait d’abord le rappel des faits et des chefs d’inculpations. Aucune garantie d’insertion n’est présentée. Puis…
Le juge : C’est une altercation qui ne vous concerne pas avec des hommes ivres qui provoquent un attroupement (c’est fou le nombre de personnes qui n’ont rien à faire dans cette gare…). Vous outragez un contrôleur, pourquoi ?
Moi : Je ne reconnais pas l’outrage.
J. : Mais les agents sont assermentés. Un agent témoigne pour dire qui les a insultés_ : « Je n’ai aucune raison de porter plainte contre les deux jeunes, mais une jeune fille s’est interposée, parlant calmement à la foule, en disant que nous étions racistes. J’étais identifié comme contrôleur ». Qu’en dit Mme IdentitéImaginaire quand on lui pose des questions_ : « Rien à déclarer ». Expliquez-vous.
M. : Je reviendrai sur ce point plus tard. Je souhaite utiliser l’espace de la plaidoirie.
J. : Si vous ne vous expliquez pas avant, le Ministère public va requérir, ne vous étonnez pas si la réquisition s’avère sévère. Vous présentez bien, vous n’avez rien à voir dans cette histoire…
J. : Je souhaite utiliser l’espace de la plaidoirie.
J. : Vous refusez de répondre à mes questions ?
M : Oui
La procureur : « Nous sommes face à une militante qui refuse la justice et la police, qui pense que la parole n’appartient qu’à elle. Elle milite sûrement pour la liberté d’expression, mais elle fait obstruction et opposition à celle des autres. Elle n’aime pas les policiers, ni nous non plus. Elle refuse le dialogue et refuse de se soumettre à des mesures, prises empreintes, ADN etc., qui sont certainement pour elle et le groupe auquel elle appartient, attentatoires à la liberté. Nous sommes dans un pays démocratique avec des lois qui s’appliquent à tous et qu’elle a enfreint. Elle peut contester en allant aux urnes. Elle a refusé de se soumettre aux empreintes et elle a outragé ». Sur ce, elle revient sur les conditions d’interpellation, en insistant sur la difficulté du métier exercé par les personnels de la SUGE, qui interviennent dans des conditions d’urgence pour assurer la sécurité des voyageurs (dangerosité liée à la présence dans le même espace de personnes et de trains)… Puis elle reprend_ : « Dans ce cas, deux personnes sont interpellées ivres. L’un deux présente un taux d’alcoolémie supérieur à 2g. Tous deux sont connus pour des faits de violence ou d’outrage. Ce sont ces deux personnes que Mme a choisi de défendre, et c’est inadmissible et scandaleux. Elle est calme et déterminée comme aujourd’hui. C’est difficile d’individualiser la peine parce que je ne sais pas qui elle est, et je n’ai rien parce qu’elle ne s’est pas expliquée. Je demande six mois de sursis ou 100 heures de travaux d’intérêts généraux qui doivent être acceptés.
Acte II. Texte lu à la place de la plaidoirie de l’avocat.
Pour des raisons que j’expliquerai par la suite, je conteste l’outrage qui est le délit principal justifiant mon arrestation. Par conséquent, et même si les délits d’identité imaginaire et le refus d’empreinte sont constitués, je vous suggère la dispense de peine pour ces chefs d’inculpation. Par ailleurs, je voudrais attirer votre attention sur le fait que refuser de me soumettre à la prise d’empreintes est repris dans deux chefs d’inculpation distincts : l’article 78-5 relatif au refus d’identification et l’article 55-1 relatif à l’alimentation des fichiers de police alors qu’il s’agit du même délit.
Rappel des faits… À 16h25 environ, Guitteaux et Langlet (police ferroviaire) sont de permanence sur le quai où doit arriver une « personnalité politique ». Selon leurs déclarations, ils remarquent parmi les nombreux voyageurs présents, quatre jeunes noirs (sic) « exubérants » qui finissent une bouteille de whisky. Dans son dépôt de plainte, Guitteaux déclare « l’un deux nous a montrés du doigt à plusieurs reprises, sans raison valable », ce qui justifie selon lui, le contrôle à quai. Deux des quatre individus seraient munis de titres de transport et disparaîtraient dans le train quand il arrive à quai. Toujours dans son dépôt de plainte, Guitteaux déclare qu’à un moment » l’outrage étant constitué, il décide de procéder à l’arrestation ». On pourrait dire que Guitteaux et Langlet attendent l’outrage en faisant monter la pression pour tenir le prétexte qui servira à couvrir l’interpellation des jeunes qu’ils ont dans le collimateur. [la proc m’interrompt pour dire que la plaidoirie n’est pas pour les autres]
Pour ce qui me concerne, j’ai du mal à mettre en relation les déclarations de la police ferroviaire et ce que j’ai vu de la situation. Quand je descends du TGV, je vois F. et P. qui en descendent également, suivis immédiatement par deux membres de la police ferroviaire, je suppose Guitteaux et Langlet qui, après plusieurs cris de part et d’autre (dont je ne me souviens pas), essayent d’arrêter F. S’ensuit une scène d’arrestation très violente, durant laquelle F. se retrouve projeté successivement contre un distributeur automatique de boissons, puis au sol, plaqué par Guitteaux et Langlet. Je me trouve à environ un mètre cinquante d’eux. Je n’entends pas les membres de la police ferroviaire crier qu’ils ont été mordus. D’ailleurs les emplacements des morsures relevés (morsures très légères) parlent d’eux-mêmes et montrent que ces morsures ont lieu lorsque l’arrestation est presque effective (quand on est en position pour mordre quelqu’un à la pliure intérieure du bras ou à un mollet, c’est que possiblement ce bras nous étouffe, ou que le pied au bout de ce mollet nous écrase). [le juge intervient pour dire de « laisser tomber les morsures » et pour me mettre en garde : « Méfiez-vous, votre attitude peut nous permettre de vous couper la parole_ ! »]
Bobin arrive pour couvrir l’intervention de Guitteaux et Langlet (tous deux sur le dos de F.) afin d’empêcher P. de prêter assistance à son ami. Ces deux derniers se trouvent de l’autre côté du quai, à trois ou quatre mètres de moi. Je choisis de rester et de me mêler de cette situation, parce que je trouve ça intolérable de regarder un homme se faire démonter par d’autres, sous prétexte d’autorité, de défense des intérêts économiques, dans le silence gêné et complice de dizaines de spectateurs. Dans cette situation et face aux cris de F. qui posent un rapport à la dignité dans lequel je me reconnais « Je ne suis pas un chien_ ! », « Lâchez-moi_ ! », je décide de m’adresser aussi bien à la foule présente pour les mettre face à leurs responsabilités (autrement dit leur lâcheté), qu’aux différents agents de la SNCF pour dire ce que je vois de la situation immédiate c’est-à-dire mise en danger de la vie de F. et le mal que je peux penser de leur fonction en général. Quant au délit d’outrage qui m’est reproché, Bobin déclare dans le dépôt de plainte que lorsque je prononcerais l’outrage, je me trouverais proche de lui, et que je parlerais calmement. En gros, il serait le seul à entendre le moment où je lui dirais texto_ : « T’es un pédé de flic, sale condé, bâtard_ ! »
Je ne reconnais pas cet outrage parce que, même en colère, j’ai une éthique. Même en colère, il m’est impensable de considérer que le terme « pédé » puisse être utilisé comme une insulte. Je ne reconnais pas cet outrage, qui n’est présent dans aucune autre déclaration. Je ne reconnais pas cet outrage et contrairement à ce que celui-là déclare, je n’ai pas l’habitude de parler aux uniformes, quels qu’ils soient, en tête-à-tête, ce qui explique mon silence en garde à vue que vous n’aurez pas manqué de constater. C’est aux autres voyageurs que je m’adresse, pour visibiliser ce qui se passe et que la violence de ceux-là ne tombe pas dans le vide. Et c’est aux autres voyageurs que je dis que ceux-là font un travail de flic. Et c’est à partir de là que Bobin a tenu absolument à me faire arrêter (en me désignant et en criant aux policiers qui arrivent : « Arrêtez-la ! »).
Je ne suis peut-être pas la mieux placée pour déterminer si la fonction sociale d’un contrôleur SNCF comme Bobin ou de membres de la police ferroviaire comme Guitteaux et Langlet est exactement une fonction de flic. Pour autant, en tant que contrôleurs et police ferroviaire, ils coopèrent quotidiennement avec la police pour arrêter/contrôler les identités des pauvres qui fraudent (avec pour conséquences régulières, le placement en centre de rétention ou la prison). Il me semble que dans cette situation, je ne fais rien de plus que de nommer un chat un chat.
Au-delà de cette prise de position éthique, au-delà du refus de se soumettre à l’autorité de ces flics-là et de leur laisser faire tranquillement ce qui est tristement quotidien dans leur travail ; je sais que pour justifier la violence de leur intervention, ils embarquent les individus impliqués. Qu’une situation de confrontation avec des agents assermentés se retourne aussi vite qu’un regard devient un outrage… et qu’un tabassage peut se transformer en maladresse de l’inculpé. Sur le document de remise à l’OPJ ou APJ et à propos d’un des deux, Langlet déclare tranquillement « individu remis menotté après rébellion. À noter que l’individu saigne de la lèvre car il s’est mordu lui-même. » Voir le cas d’une personne qui se retrouve avec une main fracturée par le plaquage au sol/la mise des menottes qui s’ensuit, alors qu’il circule à vélo à l’intérieur du passage souterrain de la gare de Dijon. Qui décide de porter plainte contre la SNCF pour violences volontaires. Dont la plainte est déboutée, et qui se retrouve à son tour poursuivi pour dénonciation calomnieuse. Qui prend en première instance un mois de prison avec sursis, qui vient d’être retiré au bout seulement de cinq ans de batailles juridiques acharnées. (jugement en date du 24/09/2012).
Quand la patrouille de policiers officiels se rajoute aux uniformes déjà présents, je refuse de donner mon nom, de leur permettre d’accéder directement à un fichage qui dessine trop facilement un profil de méchante. Je refuse de coopérer à ce travail de fichage, qui a des conséquences pratiques multiples dans ma vie quotidienne_ : allongement de la durée des contrôles, questions des policiers sur ma provenance, ma destination, ce que je peux bien vouloir y faire et avec qui, et pour peu que le contrôle se passe dans une situation où « il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner que j’ai commis ou tenté de commettre une infraction », un procès supplémentaire. Soit dit en passant, et pour terminer sur la question du fichage, comment sinon expliquer la présence ce soir dans cette salle de tribunal d’un membre des Renseignements généraux, présence qui, vous en conviendrez, ne peut pas vous laisser indifférents_ ?
Donc un procès supplémentaire, au terme duquel sortir avec une peine, plus ou moins lourde selon que j’accepte ou non de jouer un jeu que je n’ai pas choisi, plus ou moins lourde selon les concessions éthiques que je fais, ou non. Alors logiquement, refuser l’identification et le fichage dans cette situation-là, c’est refuser en bloc les conséquences probables d’une position qui me semble la seule possible éthiquement : ne pas se taire quand un homme se fait tabasser au milieu d’une foule silencieuse.
Tout se tient.
Avec rage et joie
novembre 2012
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[Reçu par mail le 8 décembre 2012]