Ce pourrait être une rencontre banale. Une discussion dans un hall d’hôtel de Lyon. Sauf que les deux protagonistes font partie de mondes qui sont sensés s’opposer. D’un coté, un activiste, militant anti-fasciste de premier plan. De l’autre un agent de la DCRI. C’est lui qui a convenu du rendez-vous. Il n’y a pas de cadre légal, c’est juste une discussion. Ça parle de l’actualité lyonnaise fafs/antifas, des questions sont posées sur les derniers squats publics ouverts, entres autres…
Petit retour en arrière. Courant 2011, un militant est convoqué au commissariat. L’appel n’explique pas les motivations. L’intéressé s’y rend et tombe sur un agent de la DCRI. Pour commencer le deal parait simple, un échange de « bons procédés » : lui accepte d’être en liaison avec la DCRI et les flics, de leur côté, lui fourniront quelques renseignements utiles à l’occasion (« attention tel jour ne sort pas de chez toi, il y a des fascistes en planque dans le coin »). Un téléphone portable est remis au jeune homme. Il accepte. En tout cas il ne dit pas non. Les jours suivants, il garde tout pour lui, seule une toute petite poignée de gens est au courant. Il va retourner à plusieurs reprises au commissariat et être par la suite invité dans des halls d’accueil de grands hôtels lyonnais. Au fil des rencontres, il y a ce sentiment d’être complètement dépassé, piégé, d’avoir mis le petit doigt dans un engrenage infernal qu’il ne maîtrise plus. Il y aura bien quelques confessions à ses potes, des tentatives de justification (« c’était pour infiltrer la police », « je n’ai jamais rien lâché »). Les policiers lui proposent même de l’envoyer à Notre-Dame-Des-Landes aux frais du Ministère de l’Intérieur : « après tout toi ça te ferait plaisir d’y aller et nous ça nous arrange ». Après le refus, il y a la fuite. Sans doute pour ne plus faire le jeu de la police, certainement aussi parce que la proximité avec les condés reste heureusement difficile à assumer au sein des milieux militants ou « radicaux ».
Plutôt que de chercher à mettre en accusation tel ou tel, il semble indispensable d’opérer quelques mises au point quant aux récentes tentatives de recrutements d’indicateurs. Rappeler quelques évidences pour que précisément ce genre d’histoires ne se reproduisent plus, et surtout ne tournent pas aussi mal.
Comment on en arrive là ?
Par une série d’erreurs, de conneries, dont une bonne part semblent liées d’abord à des faiblesses collectives et politiques. Il règne parfois d’étranges idées dans les milieux militants. Il y a par exemple celle qui consiste à croire que les policiers pourraient être en certaines situations des alliés, comme si on revendiquait en creux la mise en place d’une bonne police, ou que l’on attendait de la part des pouvoirs publics qu’ils jouent leur rôle d’arbitre légitime, notamment face aux agressions fascistes (voir les nombreux comptes-rendus de manifs où les flics sont accusés d’être du côté des fafs et pas du « nôtre », etc.). C’est sur le fond de cette erreur politique fondamentale que des militants, sans doute bien intentionnés, ont régulièrement joué le rôle d’interlocuteurs [1] pour la police. Et les flics ont beau jeu alors de distiller quelques informations du côté des fafs ou en direction des antifas, pour contrôler leur affrontement et au passage racler quelques renseignements utiles concernant plus largement les mouvements contestataires ou « radicaux ». Seconde faiblesse, qui est moins d’ordre « théorique » celle-là : on ne se tient pas assez. Il a manqué, dans cette dernière histoire, la solidarité ou la force collective nécessaire pour qu’une personne se sente en mesure de résister à la pression policière, et avant ça qu’elle soit capable de faire face aux difficultés qui l’ont amenées là. Il semble en l’occurrence que le premier argument des flics lors de leur approche initiale ait porté sur une possibilité de protection (« on sait que des nazis te cherchent, qu’ils t’ont menacé de mort mais on peut te protéger si en échange tu nous rends service ») Quand les issues collectives font défaut, évidemment on joue la carte perso, qui peut se traduire alors par toute une série de défaillances et d’erreurs individuelles. On peut s’effondrer, balancer tout et n’importe quoi, en profiter pour régler des comptes avec tel ou tel… et sans aller jusque là, il y a le risque de vouloir jouer au plus malin. En pensant qu’une collaboration avec les services de police pourrait tourner à son avantage, qu’on pourrait leur mentir, ne pas leur donner d’infos, et même en obtenir à leur insu, « voir ce qu’ils savent ». Sauf que face aux flics et à leur organisation, le rapport de force dans la discussion n’est jamais en notre faveur. C’est eux qui mènent la discussion et qui se renseignent [2], et sans en avoir l’impression on risque toujours de confirmer leurs hypothèses, de compléter leurs cartographie des « milieux à risque » ou d’alimenter leurs fantasmes autour des diverses figures de « l’ennemi intérieur » (grévistes incontrôlables, casseurs infiltrés, groupes violents et autres groupuscules anarcho-machin chose). Jamais, il n’y aura de conversation innocente avec la police. Tout ce qui est dit est, d’une manière ou d’une autre, susceptible d’être réutilisé, contre soi ou contre d’autres. Sans compter que plus on parle, plus les flics pensent qu’on en sait, plus ils en redemandent, moins on peut s’arrêter subitement. La machine est lancée.
Comment procèdent les flics ?
Avec ce qui leur tombe sous la main (au gré d’un contrôle [3] ou d’une arrestation [4], au moment d’un procès…) mais toujours aussi avec une certaine idée du « bon client » c’est à dire sur la base d’un ciblage d’individus vulnérables et/ou se mettant souvent en avant. Même si les rencontres peuvent sembler informelles, et bien qu’elles s’inscrivent bien souvent hors de tout cadre légal [5] (on se croise dans la rue, on invite la cible à venir discuter tranquillement au resto), la police va viser des personnes sur lesquelles elle a déjà un moyen de pression. On entre alors dans le domaine des petits arrangements : suspendre une condamnation pour des histoires de stup’ ou des délits routiers, éviter qu’une peine tombe, faciliter aussi des procédures administratives, ne pas « gâcher une carrière dans la fonction publique » pour des histoires de casier [6]. Les vieilles casseroles qu’on traine peuvent facilement se retourner contre nous sur le mode du chantage, ou alors les flics proposent carrément de rémunérer le travail de renseignement. Pour faire passer la pilule, les agents de renseignement peuvent facilement enrober leurs appels à collaboration d’un discours de gauche, démocratique en diable : à les écouter, ils soutiennent les mouvements sociaux / anti-nucléaires / de jeunesse [rayer la mention inutile] mais ce qui les intéresse c’est les incontrôlés, les « extrémistes violents » qui justement pourrissent les gentilles initiatives citoyennes. Cette recette à déjà été utilisées ces dernières années pour sonder ce qui pouvait se passer dans les luttes de sans-papiers, au cours des mouvements lycéens ou au sein de la mouvance écologique radicale/antispéciste. Heureusement, chaque fois les flics se sont faits envoyer bouler, malgré leurs propositions de « renvoi d’ascenseurs » (on ferme les yeux sur vos activités militantes, on arrange quelques dossiers de régularisation à la préf, on vous file du blé…). De manière générale, ce que cherche la DCRI, c’est de créer des relations sur du long terme. Avoir des sources sur qui ils peuvent compter et « activés » quand ils ont besoin d’infos. « Gérer une source, ça s’apprend […]. Un contact tu dois savoir le gérer pendant six mois ou un an avant qu’il t’apporte un renseignement exploitable » [7] comme le souligne un ex-RG. C’est pour ça que peu de questions directes sont posées les premières fois, ils s’attachent plutôt à créer des liens une complicité, des liens « affectifs »… Évidemment que se faire arrêter pour une action politique et se taper une perquiz où les flics tombent sur des plans de beus ou des choses volées, c’est leur donner un putain de moyen de pression.
Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?
Déjà refuser quand un agent débarque et vous propose une simple discussion. Couper court directement à la conversation, on a rien à dire. Si les flics envoient une convocation on peut tout à fait refuser de s’y rendre. Ce n’est pas un délit. S’ils veulent à tout prix entendre quelqu’un ils viendront le chercher mais le plus souvent l’audition est moyen pour eux d’obtenir quelques infos, et dans ce cas-là ils peuvent facilement lâcher l’affaire. De toute manière, autant ne pas s’y rendre de son plein gré, et ce refus est d’autant plus facile si il provient d’une décision collective et assumée [8]. Contre-argument : « mais comme ça on a plus d’histoires, c’est fini ; si j’y vais pas, ils vont penser que je sais des choses, ça va m’être reproché ensuite. Moi d’façons je ne sais rien ». Ouais, sauf que 1) dans la plupart des cas, c’est quand les flics sentent que ça ne prend pas, quand ils se prennent quelques refus à la suite, qu’ils lâchent l’affaire (surtout quand ils sentent que ça émane d’une position collective) 2) même une conversation anodine avec la police peut mettre dans la merde d’autres gens. Parce qu’on parle, que dans le flot de la conversation on cite même sans le vouloir, des noms, des lieux, des habitudes, des histoires déjà entendues. Autant d’éléments dont les flics vont se servir pour alimenter leurs enquêtes et procéder à de nouveaux interrogatoires. C’est d’ailleurs sans doute le pire, devenir indic malgré soi en discutant nonchalamment avec les flics. Ou en ayant l’habitude de raconter quelques hauts faits n’importe où, au téléphone [9], de se lancer des allusions foireuses par texto. Bref, si au bout du compte, on se retrouve face à des flics qui posent des questions, la meilleure chose à faire reste encore de ne rien déclarer. C’est facilement tenable en se retranchant derrière le fait que c’est un droit. On peut aussi insister pour voir un avocat et ne rien déclarer tant qu’il n’est pas là. Ce refus marche d’autant plus que dans bien des cas, l’entretien n’a rien d’officiel.
Et si on a été convoqué, qu’on s’y est rendu et qu’on a parlé, ou juste bavardé, hein, raconté deux trois histoires… C’est sans doute problématique mais tout n’est pas perdu pour autant. Ce qu’il faut absolument faire, avant que la situation empire et ne devienne irrécupérable, c’est en parler aux gens concernés, à ses amis, et rendre publics un maximum d’éléments. Partager tout ça. À la fois, pour voir très précisément ce que les flics cherchent et savent déjà, tout en mettant ensuite au courant plus largement les gens qui doivent l’être. Et aussi dans le soucis de trouver une issue collective à ce merdier. Il faut à tout prix éviter de se retrouver seul face à ce qu’on vient de faire : on en finit pas de ressasser ce qu’on a dit/pas dit, ce qu’on a laissé entendre. Garder ça pour soi ne sert à rien, tellement c’est lourd, angoissant. Ne pas se ressaisir à plusieurs de ce type d’incidents est une erreur (un jour ou l’autre ça va se savoir et les dégâts risquent d’être encore plus importants entre les gens et pour la personne qui s’est trouvée piégée). Rien que des histoires tristes en perspective.
À Lyon, différents collectifs, comme la Caisse de Solidarité, sont là pour pouvoir se ressaisir collectivement de ces histoires.
Mieux vaut prévenir…
Il est indispensable de développer une intelligence commune autour des pratiques policières d’infiltration, de renseignement et de répression. Sans doute que faire du bruit, les rendre publiques permet déjà d’en limiter l’impact (et pas seulement parce qu’on grille les sources). Mais il faut aussi s’attaquer au terrain qui permet aux flics de manœuvrer relativement facilement. Quelles prises nos formes collectives d’organisation et de vie offrent-elles déjà aux flics ? Comment au fond la police fonctionne déjà en notre sein, créant une disposition à la collaboration ? Il y a sans doute tout le petit jeu des embrouilles qui n’arrivent pas à s’assumer franchement en désaccords, des rumeurs colportées sur tel ou telle, toute cette machine à produire des identités et des étiquettes bien pratiques quand il s’agit ensuite de les ranger en organigramme… Mais plus essentiellement le problème semble concerner la densité politique des « mouvances » potentiellement ciblées par la police. Autrement dit, ce qui peut permettre de l’empêcher d’opérer préventivement, c’est tout simplement ce qui d’ordinaire doit rendre nos existences et nos initiatives politiques un tant soit peu vivables : un peu moins de défiance et de ressentiment, un peu d’intelligence dans les conflits, un tant soit peu d’intégrité ou de sincérité et surtout une solidarité matérielle et affective, qui soit à la hauteur.
Notes
[1] Un exemple parmi d’autre : en prenant l’initiative d’aller voir la préfecture en possession de captures d’écrans de discussions de fafs sur FaceBook.
[2] À noter que pendant ces conversations, à coté de la stratégie assez classique qui consiste à faire parler la personne en face de soi, les flics ont aussi tendance à « tester » l’autre en parlant et en observant ses réactions ou son absence de réactions. Exemple : quand un mec de la SDAT (Sous-Direction Anti-Terroriste) dit tout net, « tu sais ce qui nous intéresse, c’est pas les gens qui jettent des cailloux, c’est vraiment ceux qui veulent poser des bombes », et qu’en face la personne interrogée écoute avec intérêt, elle avalise de fait qu’elle évolue bien dans un univers où il est « normal » de caillasser la police. Et c’est sur ces gens-là, entres autres, que la police enquête. Retord mais efficace.
[3] Voir Tentative de recruter une taupe dans le bocage_ Contre un téléphone et des cacahuètes, NDDL, oct-nov (Indymedia Nantes)
[4] Voir Quand la brigade criminelle de Paris cherche à acheter un camarade… (Non Fides)
[5] Voir 22 v’là la SDAT (Rebellyon.info)
[6] Voir Affaire de Tarnac : la surveillance policière prise en flag (Les Inrocks) [Note de cestdejatoutdesuite: sur la rédactrice de cet article paru dans un support de publicités musicales, on pourra relire Lettre ouverte à la camarade Polloni]
[7] L’espion du président, 2012, p. 80
[8] Comme cela a été le cas par exemple dans l’affaire de la « Mouvance Anarcho-Autonome Francilienne » où la décision à été prise, suite à plusieurs réunions, de ne pas se rendre à ce genre de convocations. Résultats les flics sont allés cherchés les gens convoqués qu’ils voulaient vraiment chopés et les autres ont pu passé à trav’.
[9] Dans un récent entretien au site Mediapart, Yves Bertrand, l’ex-patron des RG confirme que « Les écoutes, la DCRI en a fait comme vous pouvez manger des croissants ».
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[Publié sur Rebellyon, le 16 février 2012]