Grève versus Blocage

«l’encadrement de la grève par le droit

Le contrôle de la grève passe actuellement par sa légalisation. La légalisation, c’est d’abord le fait de ne plus considérer la grève comme une infraction pénale, ce qui est le cas en France depuis 1864. C’est ensuite, en 1946, la reconnaissance du droit de grève comme un droit constitutionnel. Mais la légalisation n’est pas que cela, sinon elle aurait produit tous ses effets depuis des dizaines d’années déjà. En réalité, la légalisation est un processus dynamique qui, s’il a été entamé il y a longtemps, est encore en cours. Le droit est la mise en forme adéquate de changements dont la source n’est nullement dans le droit lui-même, mais bien dans l’évolution des rapports de classes, évolution que le droit vient à la fois sanctionner et renforcer.

Le droit de grève, comme tout droit, n’existe que par ce qu’il est encadré par l’Etat : le droit n’est droit que dans la mesure où les lois lui donnent sa forme et donc par définition le délimitent, l’encadrent et le contrôlent. Les lois qui soumettent le droit de grève au préavis, au respect du service minimum ou à la préservation du droit au travail des non-grévistes sont autant de ces limites à l’efficacité de la grève. Les lois récentes qui étendent le champ d’application du service minimum et répriment pénalement le fait, pour les salariés, de ne pas se soumettre à la réquisition, loin de « bafouer le droit de grève » comme l’affirmait un syndicaliste, ne sont rien d’autre que l’aboutissement du développement de ce droit. On n’aura rien compris au fonctionnement du droit et si on ne saisit pas que le droit de grève c’est le droit de contrôler la grève.

Le droit de grève est conçu comme un droit individuel, même s’il s’exerce dans un cadre collectif. Le cadre collectif, c’est le dépôt du préavis par les syndicats censés représenter les travailleurs : l’aspect individuel, c’est cette possibilité donnée à chaque salarié d’exprimer, par la grève, une opinion concernant son travail et les conditions de celui-ci. Son corollaire est le droit au travail : en effet, le titulaire d’un droit a toujours la possibilité de ne pas l’exercer. La grève ne peut demeurer un choix que si on peut ne pas faire grève, autrement dit si le droit de travailler est lui aussi préservé au nom de la défense du droit de grève.

Ce dont le droit de grève est un formalisation adéquate, c’est d’une évolution qui conduit à ce qu’on peut appeler la segmentation du prolétariat : sa division en couches toujours plus fines jusqu’à cette asymptote qu’est l’individu. Bien sûr, le prolétaire n’est jamais un individu isolé (les individus n’existent de manière isolée dans aucune société, pas plus dans le capitalisme que dans une autre) mais le rapport de classe actuel renvoie chacun à une atomisation toujours plus poussée. Multiplication des statuts professionnels, externalisation des tâches, multitudes d’employeurs dans la même unité de production, turn-over et recours à l’intérim, généralisation de la précarité, etc. : les exemples ne manquent pas, dans l’organisation du travail, de cette atomisation en marche, et font écho à tous les autres exemples que l’on pourrait trouver facilement dans la vie quotidienne, la consommation ou l’urbanisme.

La grève à l’heure de cette atomisation formalisée par le droit est donc renvoyée à ce qu’est, au fond, l’action citoyenne et c’est cette citoyenneté de la grève qui la rend moins efficace. L’action citoyenne, dont l’exemple fondateur et paradigmatique est le vote, repose sur les notions de comptabilité et de représentation. La grève contemporaine est donc d’abord une grève fondée sur l’idée que le gréviste, qui doit individuellement pouvoir choisir librement s’il fait grève ou non, exprime ainsi une opinion dont le poids dépendra du nombre de travailleurs qui auront fait le même choix. C’est ainsi que le pourcentage des grévistes devient un enjeu majeur dans la question de la réussite de la grève, tandis que la question pourtant autrefois fondamentale de la grève (en quoi la grève paralyse-t-elle la production ?) devient au contraire un élément secondaire et même négligeable. Il faut noter qu’une telle évolution affecte également la manifestation : loin de demeurer ce qu’elle était historiquement, à savoir un affrontement (ne serait-ce que symbolique), elle tend de plus à plus à s’identifier à un pur rassemblement quantitatif dont le seul enjeu est le décompte.»

Par Léon de Mattis (première parution : février 2011).
Brochure 16 pages A5.
Texte disponible ici.

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