Ni oubli ni cérémonie : Contre le culte de la charogne

A propos de la mort de notre compagnon Mauricio Morales, et quelques pensées à propos de la vague de commémorations du mouvement anarchiste autour du monde depuis sa mort, il y a quatre ans.

[Texte disponible en anglais, espagnol, français, italien et serbo-croate], [En grec]

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Ni oubli ni cérémonie : Contre le culte de la charogne

« Il me semblerait plus satisfaisant, pour ma part, puisqu’il s’agit d’hommes qui se sont illustrés par des actes, qu’on ne les honorât qu’avec des actes. »
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 411 avant l’ère chrétienne.

Il est dangereux de déclarer la guerre à l’Etat et à ce monde, car il ne sait faire que deux choses : progresser, et combattre tout ce qui pourrait détruire, affaiblir ou empêcher sa progression. En tant qu’anarchistes, et nous entendons par là révolutionnaires, nous sommes conscients de nos choix et des responsabilités qui en découlent. Lorsque nous disons révolutionnaires, nous ne parlons pas d’une quelconque croyance en un monde parfait et serein, ni à la chimérique croyance en la possibilité de voir advenir une quelconque révolution anti-autoritaire totale telle que nous pouvons la rêver dans nos envolées masturbatoires, de notre vivant ou non. Nous parlons d’une tension permanente vers l’approfondissent d’un processus de rupture avec le pouvoir et ses institutions, par le biais de la critique radicale et de la destruction.

Le 22 mai 2009, Mauricio Morales, un compagnon respecté de Santiago du Chili est tombé au combat dans cette guerre sociale à laquelle nous essayons de contribuer, lui comme tant d’autres anarchistes à travers le monde, avec nos moyens et notre éthique, notre intensité et nos désirs propres. L’explosion de la bombe artisanale qu’il portait sur son dos a causé sa mort brutale, elle était destinée à l’Ecole de Gendarmerie qui ne se trouvait pas loin. Aussi loin que nous étions à ce moment-là, au cœur de cette vieille Europe, la nouvelle de sa mort nous a bouleversés pour ce qu’elle était : la mort d’un frère. Nous ne connaissions pas directement Mauricio, mais était-ce bien important ? Nous nous sommes reconnus en lui, comme nous nous reconnaissons chaque jour dans toutes les attaques contre la domination, et cela nous a suffit. Comme beaucoup d’autres nous avons enflammé la nuit en guise de commémoration. Car c’est bien la seule forme de commémoration qui nous convienne pour saluer la mémoire du compagnon : continuer le combat dans la solidarité, oui, mais bien plus encore : propager la critique en actes de ce monde, et encourager sa diffusion.

En effet, nos attaques contre l’existant n’ont pas pour but premier d’honorer la mémoire des compagnons tombés, d’envoyer une dédicace à tel ou tel autre compagnon incarcéré ni de dialoguer avec le pouvoir dans un corps à corps frontal. L’attaque est pour nous une nécessité, parce que les mots ont un sens et que nos idées ne sont pas que des concepts. Et nous trouvons tout à fait secondaire, voire tout à fait dispensable ce besoin de faire des clins d’œil ou de s’auto-référencer en permanence. Les destinataires des clins d’œil n’ont pas besoin qu’on les nomme s’ils se reconnaissent dans ce que porte l’acte. Et offrir une attaque à un compagnon, c’est éloigner pour d’autres la possibilité de se la réapproprier, et se couper nous-mêmes des possibilités infinies de la réappropriation et de la reproductibilité, et aussi de l’anonymat qui caractérisent pour nous l’intervention anarchiste dans toute son humilité. Pour préciser ce que nous nommons humilité, c’est que nos attaques s’inscrivent comme de modestes contributions à la guerre sociale en cours depuis toujours, et non comme des actes héroïques, car comme nous le disons toujours, il est facile d’attaquer et n’importe quel enragé peut le faire. Voilà pourquoi nos compagnons tombés au combat ne sont pas des héros.

Nos attaques sont quotidiennes, elles n’attendent et n’ont besoin d’aucun appel à la solidarité. C’est là notre seule forme de commémoration : dans la conflictualité permanente. Car les autres formes de commémorations ne sont d’aucun remède pour nos cœurs insurgés, car pleurer n’a jamais fait tomber un mur. Qu’ils soient de la religion divine ou terrestre, les apôtres de ce monde n’offrent aucune solution à nos malheurs. Les veillées funèbres, les cérémonies, les éloges, les marches, les anniversaires, les beaux discours et le lyrisme de pacotille, nous leur laissons volontiers et continuons de tracer notre route. Nous ne sommes pas intéressés par la gloire et l’honneur, mais par la dignité, l’amour et la haine. C’est avec ces trois sœurs que nous marchons chaque jour. Nous aurions préféré ne pas ressentir le besoin d’écrire ces quelques lignes, mais nous avons peur de voir des valeurs d’origine religieuse et militaire qui ne sont pas les nôtres se mélanger aux nôtres.

« Le culte des morts n’est qu’un outrage à la douleur vraie. Le fait d’entretenir un petit jardin, de se vêtir de noir, de porter un crêpe ne prouve pas la sincérité du chagrin. Ce dernier doit d’ailleurs disparaître, les individus doivent réagir devant l’irrévocabilité et la fatalité de la mort. On doit lutter contre la souffrance au lieu de l’exhiber, de la promener dans des cavalcades grotesques et des congratulations mensongères […] Il faut jeter bas les pyramides, les tumulus, les tombeaux ; il faut passer la charrue dans le clos des cimetières afin de débarrasser l’humanité de ce que l’on appelle le respect des morts, de ce qui est le culte de la charogne. »
Albert Libertad in L’anarchie, 31 octobre 1907.

Il n’y a aucune gloire dans le fait de mourir au combat. Le pouvoir réserve des conséquences morbides à nos choix de combattants, qu’il s’agisse du cachot, de la torture ou de la mort. Toutes ces mauvaises nouvelles font partie du contrat que nous avons signé avec nous-mêmes, dans le choix de la guerre à l’existant. Nous savons à quoi nous attendre, du plus beau au plus tragique, et nous sommes prêts, quelle que soit l’issue. Cette fois-ci elle fut fatale, mais cela ne fait pas de Mauricio un compagnon plus impliqué ou plus valeureux que n’importe quel autre combattant/te. Cette nuit-là, il a pris des risques comme tant d’autres chaque nuit, et le hasard nous l’a volé. Cela aurait pu être toi, moi, lui, elle ou n’importe quel autre individu pour qui l’anarchie n’est pas qu’une question de mots ou de postures.
Beaucoup de nos compagnons sont morts au combat. Les Ravachol, Filippi et Morales de notre histoire sont nombreux, de mémoire plus ou moins vive, à exister encore dans chaque coup rendu, dans chaque assaut porté contre la domination. Et ce ne sont pas des martyrs, ils ne sont pas morts pour une cause, ils ne se sont pas sacrifiés. Ils sont morts en essayant de réaliser un rêve, ils ne se sont pas rendus et ils ont été tués. C’est tout. Rien ne les ramènera, ni une chanson, ni un poème, ni un discours, car il n’y a pas d’au-delà, il n’y a pas de héros, il n’y a pas d’ailleurs où guérir d’ici.

Compagnon/nes, ne cédons pas aux sirènes de l’admiration, du charisme et de la valeur sociale. Les anarchistes ne doivent pas être canonisés. Laissons cela au star-system et à l’idolâtrie religieuse. Que chaque individu soit son propre héros plutôt que d’aller chercher la grandeur chez l’autre. Mauricio n’est pas une statuette, un poster ou une icône. Il est une source d’inspiration, un frère.

Contre le culte de la charogne.

Juin 2013.

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